Seul en Jamésie
En septembre 2016, lorsque j’ai écrit Les Grandes routes du Nord américain, à vélo[1], j’ai pris connaissance de l’ampleur de la route Transtaïga, longue de 666 km. Cette route de gravier est la plus isolée en Amérique du Nord. Elle commence 75 km au sud de Radisson et se termine à l’évacuateur de crues Duplanter, sur la rive du réservoir Caniapiscau. Sur toute sa longueur, elle ne traverse aucun(e) ville ou village. Une fois au bout, il faut rebrousser chemin ou prendre un hydravion depuis la base du lac Pau jusqu’à Chibougamau, au coût d’environ 2 500 $. On se trouve alors en plein centre du Québec, à seulement 200 km de Schefferville, par la voie des airs.
Depuis le Relais routier du km 381, sur la route de la Baie-James, il faut parcourir 520 km jusqu’à la Pourvoirie Mirage, au kilomètre 358 de la route Transtaïga. Il s’agit de l’unique point de service sur la route. La ville la plus proche est alors Radisson, à une distance de 430 km. Ce n’est cependant pas le plus long tronçon à parcourir entre deux stations-service. Il s’agit plutôt de l’aller-retour entre la Pourvoirie Mirage et l’évacuateur de crues Duplanter, long de 620 km.
Afin d’éviter d’avoir à prendre l’avion ou d’avoir à parcourir la route une seconde fois à vélo, j’ai confié le mandat à deux amis de me transporter jusqu’au bout de la route : un voyage de 4 000 km. En plus de mon vélo et des bagages, nous avons transporté le voilier d’un d’entre eux jusqu’au réservoir LG-3.
Après seulement trois jours de repos, depuis mon retour de Rock Springs, au Wyoming, nous avons pris la route vers le Nord, à 6 h du matin. À Val d’Or, nous avons acheté des réservoirs d’essence que nous avons remplis une fois à Matagami, puisque la prochaine station-service se trouvait 381 km plus au Nord. À notre arrivée, l’indicateur de niveau d’essence du véhicule affichait seulement 1 km d’autonomie. Le bateau et les bagages augmentaient grandement la consommation d’essence de notre Subaru Outback.
À 2 h du matin, nous nous sommes arrêtés pour la nuit à la halte de l’exutoire Sakami, au km 59 de la route Transtaïga. La route était alors couverte de brouillard. Continuer en pleine nuit sur la route étroite aurait été un danger inutile. Après trois heures de sommeil, au lever du soleil, nous sommes repartis en direction des centrales LG-3, LG-4, LA-1, LA-2 et Brisay, des détours totalisant environ 160 km. C’est en quittant la halte que nous avons pu remarquer à quel point le paysage avait changé depuis Matagami. Les arbres étaient chétifs et le sol était très mince. Partout, on voyait des lacs, petits et grands, en plus du gigantesque réservoir à notre gauche.
Bien que sinueuse, la route jusqu’à la centrale Brisay était en très bon état. La rumeur voulait toutefois que la dernière section soit particulièrement mauvaise. En effet, très peu de véhicules se rendent au-delà de la centrale Brisay, la première du complexe La Grande. À la pourvoirie Mirage, on nous avait avertis que, sans un véhicule tout terrain, nous aurions de la difficulté à y rouler à plus de 40 km/h.
Malgré son étroitesse laissant difficilement passer plus d’un véhicule et la présence de nombreux cailloux surdimensionnés, nous avons parcouru les 80 km restants en environ une heure. Nous avons installé notre campement sur la berge du réservoir et avons célébré notre arrivée avec un gigantesque feu. Une fois le soleil couché, nous avons eu droit à un grandiose spectacle d’aurores boréales. Le lendemain, cependant, les célébrations ont pris fin et j’ai pris la route, seul, vers Radisson.
Dernier départ
Presque quatre mois après mon départ de Vancouver, j’ai enfourché mon vélo pour la quatrième et dernière portion de mon voyage estival. Il s’agissait de la première fois que je roulais chargé avec mes nouvelles roues 26″. Après une courte période d’acclimatation, j’ai été agréablement surpris de voir à quel point mon vélo se comportait bien sur la route. La différence avec mon aventure au Labrador, l’année précédente, était flagrante. Non seulement je me sentais en parfait contrôle de ma monture, mais il y avait très peu de mouches, si bien que je n’avais pas à porter mon moustiquaire facial.
Je prévoyais pouvoir rouler seulement 100 km par jour sur la route, mais la surface était en si bon état que j’avançais beaucoup plus rapidement. Je suis arrivé à la Pourvoirie Mirage deux jours plus tard en début d’après-midi. J’ai campé une troisième fois au bord de la route et j’ai payé 50 $ pour avoir accès illimité à la cafétéria de la pourvoirie, jusqu’au lendemain. J’ai toutefois refusé de payer pour une douche et je suis plutôt allé me laver gratuitement dans l’eau froide du lac Polaris. Toujours afin d’éviter des frais inutiles, j’ai installé mon campement au bord de la route.
Le lendemain, après un généreux déjeuner, j’ai récupéré les vivres que j’avais laissées à la pourvoirie quatre jours plus tôt et j’ai repris la route vers Radisson. Malgré le froid et la pluie, j’ai maintenu un rythme de 130 km par jour, ce qui m’a permis d’atteindre la route de la Baie James deux jours plus tard en après-midi. En à peine 6 jours, j’avais donc parcouru les 666 km de la route Transtaïga et 40 km de la route de la Baie James. Ce soir-là, j’ai campé au Camp des pins dont le propriétaire m’avait conseillé avant mon départ pour la Baie-James. Il accueillait aussi des reporters du magazine Go-Van. Nous avons partagé quelques bières autour d’un feu avant de nous coucher, encore une fois sous un spectacle d’aurores boréales.
Les deux jours suivants, je me suis rendu aux centrales LG-2 et LG-1, puis j’ai complété ma route jusqu’à Chisasibi et les berges de la Baie-James, à la frontière du Nunavut. Pour célébrer mon arrivée, je me suis baigné quelques secondes dans l’eau salée de la Baie, laquelle était marginalement moins douloureuse que celle du réservoir Caniapiscau.
Quelques mois auparavant, j’avais eu la chance de trouver des hôt(ess)es à Chisasibi sur le site Warmshowers. J’ai donc passé la soirée avec eux et leurs voisin(ne)s, lesquel(le)s inauguraient leur tipi. L’abondance de nourriture et la compagnie humaine dressaient un contraste frappant avec longues journées sur la Route Transtaïga.
Ce plaisir n’a cependant duré qu’une soirée. Le lendemain matin, une résidente de Chisasibi est gracieusement allée me porter à la jonction entre la route Transtaïga et la route de la Baie James, située au km 544. C’est de là que je repartais, cette fois-ci vers le sud. Mon prochain arrêt était le Relais routier du km 381, où j’avais déposé de la nourriture lors de mon premier passage, en voiture.
Après un départ sous le soleil, la situation s’est gâtée en fin de journée. Suite à quelques averses violentes, j’ai profité d’une accalmie pour mettre en place mon campement pour la nuit. En installant ma tente, j’ai eu le plaisir de remarquer que les arbustes m’entourant étaient couverts de bleuets et qu’il y en avait à perte de vue. Alors que je faisais des réserves, à genoux dans les buissons, j’ai entendu des bruits au loin. A priori, j’ai cru qu’il s’agissait de camions passant sur un ponceau.
Après plusieurs reprises, j’ai compris qu’il ne pouvait pas y avoir autant de trafic. En me levant la tête, j’ai vu que le ciel était à nouveau menaçant. Le bruit que j’entendais était en fait du tonnerre, au loin. Je campais au sommet d’une crête et un feu de forêt avait rasé tous les arbres. J’occupais le point le plus haut des environs et j’étais entouré de nuages noirs. Les éclairs se rapprochaient dangereusement.
Je me suis réfugié dans ma tente en espérant que, si un éclair venait à frapper près de moi, il s’en prenne à mon vélo, lequel est en acier. La tempête n’en finissait plus de s’approcher. Il y avait une dizaine d’éclairs chaque minute. Ils touchaient terre si près de moi que le sol tremblait. Après une heure, la tempête a finalement commencé à s’éloigner. Je suis sorti pour faire l’état des lieux. Heureusement, tout était à sa place et en bon état.
Le lendemain j’ai parcouru les derniers kilomètres et j’ai campé dans le stationnement du relais. J’ai ensuite rebroussé chemin jusqu’au km 391 où se trouve la jonction avec la route Sarcelle, laquelle mène ultimement à Chibougamau, par la route Muskeg, la route Eastmain, la route du Nord puis la route #167. Seule la route du Nord a représenté un réel défi. Les pentes y dépassent fréquemment 10 % et son entretien est très mauvais en comparaison avec les autres routes de la Jamésie. Cela dit, après des mois en selle, j’étais au sommet de ma forme. Malgré trois jours de pluie, de froid et de vent, j’ai atteint Chibougamau la quatrième journée, sous le soleil. J’ai retrouvé avec bonheur le confort d’une maison, chez l’amie d’une de mes tantes.
Bonus round
L’aventure ne s’arrêtait cependant pas ici. Je devais encore rouler jusqu’à Métabetchouan-Lac-à-la-Croix, 305 km plus au sud. Enfin, je souhaitais compléter mon trajet d’avril 2015 que je n’avais pas pu compléter en raison d’une blessure[2]. J’ai donc parcouru le « triangle » reliant Métabetchouan, l’Étape et La Baie. Après deux semaines de solitude, en région éloignée, j’ai dû renouer avec le trafic des routes principales. Le confort de ces routes pavées m’a toutefois permis d’augmenter considérablement ma vitesse moyenne. C’est donc sans aucune difficulté que j’ai parcouru le reste de la distance. Les jours suivant mon arrivée à La Baie, c’est avec un regret encore plus grand que j’ai retrouvé l’ennui de la vie urbaine.
J’avais quitté Montréal le 19 avril pour Vancouver et, 13 361 km et 132 jours plus tard, j’ai atteint ma destination finale le 30 août. Je devais maintenant attendre huit longs mois avant mon prochain départ, vers l’océan Arctique.
[1] Les Grandes routes du Nord américain, à vélo, L’Heuristique
[2] De nouveaux sommets, de nouveaux échecs, L’Heuristique
Cet article a d’abord été publié en mars 2018 dans L’Heuristique, soit le journal étudiant de l’ÉTS. Il est reproduit sur ce blogue sur autorisation de l’auteur, en conformité avec Creative Commons [CC BY NC ND 4.0].
Inspirant ton expédition. Une référence 🙂
Nous sommes bien heureux de pouvoir partager ce récit d’aventure avec vous!
Il faut une santé de fer pour entreprendre des aventures comme celles-là. C’est hors du commun ce n’est rien dire. C’est l’adrénaline à son comble. Bravo pour tous ces exploits qui fait grandir toute personne à la recherche de la nature.