Au Nord du 60e parallèle
Dans la dernière édition de L’Heuristique, je publiais le premier article d’une série sur mon plus récent voyage à vélo vers l’océan Arctique. Cet article y fait suite.
Yukon
Mon hôte, à Watson Lake, hébergeait également un cycliste ontarien nommé Brent. Celui-ci roulait en direction de Tuktoyaktuk, aux Territoires du Nord-Ouest, et nous sommes donc partis ensemble vers Whitehorse, le 16 mai. Malgré sa bonne forme physique, celui-ci préférait prendre son temps et nous nous sommes donc séparés le lendemain matin. Alors que nous roulions à quelques dizaines de kilomètres l’un de l’autre, dans la même direction, nous faisions relayer des messages par l’entremise des automobilistes qui s’arrêtaient pour discuter. En l’absence de réseau cellulaire, c’était pour nous le meilleur moyen de garder contact.
Toutefois, à Whitehorse, nos chemins se séparaient. Il continuait vers le nord, et moi vers le sud. Plutôt que de suivre la route de l’Alaska, je prenais ici la route Klondike vers Carcross, au Yukon, et Skagway, en Alaska. Le col White, lequel sépare les bassins hydrologiques du Pacifique et du fleuve Yukon[1], se trouve entre ces deux communautés. Malgré une température très clémente, depuis mon départ de Vancouver, il faisait ce jour-là moins de 5 °C, avec de la pluie et un épais brouillard. Heureusement, j’attaquais le col depuis le nord, l’approche la plus facile.
Le lendemain, je devrais toutefois en payer le prix lors de l’ascension du col Chilkat, puisque tout ce qui descend finit par remonter. À 8 h du matin, j’ai pris le traversier de Skagway à Haines, de part et d’autre du canal Lynn. J’ai ensuite amorcé la lente ascension de ce second col. La température ne s’était pas améliorée depuis la veille. Au poste frontalier, les douaniers canadiens m’ont invité à dîner à l’intérieur pour me réchauffer et m’ont fait part de l’existence d’un abri d’urgence doté d’un poêle, au sommet du col. À mon arrivée, quelques heures plus tard, l’abri était heureusement vacant et j’ai pu y passer la nuit au sec, et au chaud. Bien que l’abri soit situé à plusieurs kilomètres de l’arbre le plus près, du bois de chauffage y est transporté par camion.
Au lever du jour, il faisait toujours aussi froid, et il pleuvait légèrement. Cependant, le ciel s’est rapidement dégagé et j’ai finalement pu profiter du paysage de la route de Haines, réputé comme étant l’un des plus spectaculaires de la région. La route serpente au fond d’une vallée alpine sur quelques dizaines de kilomètres et, à cette période de l’année, la flore n’est pas encore sortie de sa dormance hivernale. Le contraste de la neige immaculée des sommets environnants avec les teintes jaunâtres et brunâtres de la végétation est saisissant.
J’ai rejoint la route de l’Alaska en soirée, à Haines Junction, au Yukon, où j’étais hébergé par un hôte du site Couchsurfing. Je prenais maintenant la direction de Valdez, en Alaska, où je devais monter à bord d’un traversier. La ville se trouvait à 875 km et je disposais de huit jours pour m’y rendre. À cette période de l’année, au nord du 60e parallèle, le soleil me permettait maintenant de rouler jusqu’à minuit, sans éclairage artificiel. À la recherche d’un défi, j’ai choisi d’augmenter le rythme. Ce faisant, j’ai parcouru les 470 km me séparant de Tok en trois jours. J’entrais désormais en Alaska pour de bon, et ma confiance était à son meilleur.
Alaska
Lorsque je suis arrivé à Glennalen, le surlendemain, j’évaluais maintenant mon avance à deux jours. Je suis donc passé au centre touristique pour découvrir les possibilités qui s’offraient à moi. Il était alors 16 h 30 et le centre fermait à 17 h. Sur un coup de tête, j’ai acheté un billet pour une navette qui me transporterait de Kenny Lake à McCarthy. Ce faisant, je pourrais visiter l’ancienne mine de Kennecott, au pied d’un glacier. Pour ce faire, je devrais toutefois rouler 160 km de plus, dont 100 km sur une route de gravier.
Alors que j’étais transporté jusqu’au bout de la route accidentée, mon anxiété ne faisait qu’augmenter. Le traversier de Valdez à Whittier ne passe que deux fois par semaine à cette période de l’année, et je ne pouvais donc pas me permettre de le manquer. À ma grande surprise, toutefois, j’ai finalement réussi à parcourir la section non pavée en à peine six heures. En approchant de Chitina, à environ 150 mètres au-dessus de la rivière Copper, je me suis arrêté quelques minutes pour observer le paysage. Les vents violents, probablement causés par le coucher du soleil, arrachaient le sable des berges de la rivière, ce qui générait d’imposants nuages de poussière. En dépit de sa beauté, le phénomène m’a toutefois posé problème lorsqu’est venu le moment de traverser ladite rivière. Sur le pont, le vent était si puissant que j’ai dû marcher à côté de mon vélo afin d’atteindre l’autre rive.
Le problème s’est également fait sentir lorsqu’est venu le moment d’installer ma tente. Heureusement, inquiet des forts vents dans les plaines de l’Arctique, j’avais fait l’achat d’une tente conçue pour y résister[2] avant le début de la saison. J’ai donc pu profiter d’une bonne nuit de sommeil, malgré le mauvais temps.
Le 30 mai, victorieux, je suis arrivé à Valdez. J’ai pris le traversier vers Whittier le lendemain. Je devais initialement débarquer au port de Cordova et visiter le célèbre pont d’un million de dollars (Million Dollar Bridge), mais j’ai dû annuler ce détour. Lors de mon passage à McCarthy, j’ai malheureusement appris que la rivière Copper avait érodé une des approches du pont 339[3], causant la fermeture de la route d’accès.
Le village de Whittier n’est pas relié à Anchorage par une route proprement dite, mais les véhicules motorisés sont autorisés à emprunter le tunnel Anton Anderson Memorial, un ouvrage ferroviaire d’une longueur de 4,1 km. En socialisant sur le traversier, je n’ai pas eu de difficulté à trouver une âme charitable pour me transporter de l’autre côté.
Ce soir-là, j’ai fêté mon anniversaire au restaurant de l’auberge du lac Summit. J’ai ensuite installé ma tente dans la forêt de l’autre côté de la route. Au lever du jour, j’ai amorcé un dernier détour avant de prendre la direction de l’Arctique. J’ai laissé mes bagages à l’auberge, puis j’ai effectué un aller-retour de 150 km jusqu’à Seward. Finalement, le 2 juin, 5 275 km après mon premier départ de Vancouver, je suis arrivé à Anchorage. J’étais à nouveau hébergé par un hôte du site Couchsurfing et j’en ai donc profité pour prendre une journée de repos.
Après une telle distance, je devais impérativement effectuer un peu d’entretien sur mon vélo, notamment remplacer sa chaîne[4]. Après coup, mon hôte et moi avons effectué l’ascension du mont Flattop avant de visiter le centre-ville. Fort de ce jour de « repos », j’ai repris la route vers le nord, en direction de Fairbanks, mon dernier arrêt avant l’océan Arctique.
Région de l’Intérieur
Alors que la saison estivale approchait, la température dépassait souvent 20 °C. Conséquemment, des orages se formaient fréquemment en après-midi. Malgré son passage au pied du mont Denali, la route George Parks est toutefois peu accidentée et mon arrivée à Fairbanks s’est donc faite sans histoire, hormis la rencontre impromptue de l’alpiniste Marty Raney, à Cantwell Junction. Après près de deux mois sur la route, je roulais maintenant en mode « pilote automatique ». Mes pensées étaient d’ailleurs fixées sur mon prochain défi : la route Dalton.
Lorsque j’ai publié l’article Les Grandes routes du Nord américain, à vélo, j’avais effectué mes recherches dans l’optique de toutes les parcourir un jour. Ce faisant, j’avais pris connaissance de l’ampleur du défi qui se dressait devant moi. Le moment de vérité était enfin arrivé. Après avoir parcouru la route Translabradorienne, en 2016, puis la route Transtaïga, en 2017, j’étais fin prêt. J’étais maintenant au point de départ[5] de la plus nordique de ces quatre routes. Je comptais atteindre les rives de l’océan Arctique, à Deadhorse, en huit jours. Un ravitaillement postal m’attendrait à mi-chemin, au relais routier de Coldfoot.
Afin de maximiser mes chances de succès, j’ai passé deux nuits à Fairbanks, encore une fois chez une hôtesse du site Couchsurfing. J’ai passé la journée à finaliser mes préparatifs. J’ai notamment commandé plusieurs pièces pour les remplacer à mon retour : une chaîne, une cassette, des pneus, les roulements à billes de mes pédales et un jeu de pédalier. Le prochain atelier de vélo que je croiserais sur mon chemin était situé à Prince George, dans presque 5 000 km.
Sur ma route, on annonçait alors des températures d’environ 5 °C pour quelques jours, avant un réchauffement jusqu’à une quinzaine de degrés. Au mois de juin, cela correspondait à la moyenne pour cette région. J’y étais donc préparé. J’ai quitté Fairbanks sous la pluie et j’ai campé sous le panneau marquant le début de la route Dalton, 130 km au nord de la ville. Je n’avais déjà plus de réseau cellulaire, et je n’en aurais pas à nouveau avant d’atteindre le bout de la route, 670 km plus loin.
Route Dalton
À mon réveil, il faisait 1 °C et il tombait de la neige fondante. Je suis sorti de ma tente pour prendre quelques photos. Je croyais que ce serait ma dernière chance d’en voir. J’avais tort. Quelques heures plus tard, au camp de la rivière Yukon, j’ai rencontré une cycliste québécoise qui faisait de l’autostop en direction sud. Elle avait pris l’avion jusqu’à Deadhorse, mais les conditions hivernales y prévalaient toujours et elle avait dû abandonner. Elle m’a raconté avoir croisé des cyclistes qui campaient sur le bord de la route, complètement gelés. Elle m’a aussi montré des photos de ce qui m’attendait.
Immédiatement, j’ai compris que les prévisions météorologiques étaient mauvaises. Je suis remonté en selle pour faire autant de kilomètres que possible avant la fin de la journée. Comble de malchance, des équipes d’entretien venaient tout juste de mouiller la route pour y ajouter du chlorure de calcium. Ce composé aide à rigidifier la surface des routes non pavées. Par contre, lorsque mouillé, il rend la boue glissante, collante et corrosive : un très mauvais mélange pour le vélo. En moins de dix kilomètres, mon vélo fraîchement mis au point avançait difficilement avec un seul de ses dix pignons et ses freins étaient hors service.
Après un arrêt pour nettoyage forcé, j’ai pu reprendre la route. Avant de m’arrêter pour la nuit, j’ai fait bien attention de pédaler avec chaque plateau et pignon afin de les nettoyer, puis de freiner avec force, plusieurs fois, pour faire de même avec mes freins. Une fois dans ma tente, mon anxiété était à son comble. J’ai décidé de rouler jusqu’à Coldfoot le lendemain, 165 km plus au nord. Pour une troisième journée consécutive, je ferais face à un dénivelé d’environ 2 000 m.
Je suis arrivé quelques minutes avant minuit, soit l’heure de fermeture de la cuisine du camp de Coldfoot. Quelques motocyclistes rencontrés sur la route m’y attendaient, bière à la main. Nous nous sommes couchés un peu avant 3 h du matin, sous le soleil. Je n’avais pas l’intention de rouler le jour suivant et je me suis donc levé tard. À mon réveil, j’ai rencontré deux cyclistes italiens qui venaient tout juste d’abandonner leur voyage vers Deadhorse. Le col Atigun, 115 kilomètres au nord, était impraticable. J’avais eu le même son de cloche de la part des motocyclistes qui étaient avec moi, mais je n’étais pas prêt à abandonner. Ils m’ont fait don de leur brosse à vélo pour maximiser mes chances.
En après-midi, par un soleil radieux et une température de plus de 20 °C, je suis allé visiter le centre touristique de l’Arctique pour avoir plus d’informations sur ce qui m’attendait. Le garde forestier n’avait pas de bonnes nouvelles pour moi. On annonçait 10 cm de neige le lendemain, et des températures sous le point de congélation. Je devais absolument passer le col avant cette tempête. Il s’agissait du seul obstacle majeur entre ma position et l’océan Arctique.
Je suis parti de Coldfoot vers 15 h et je suis arrivé au pied du col sept heures plus tard. À mon arrivée, j’ai été très surpris de voir un cycliste descendre depuis le plateau Chandalar. Celui-ci m’a informé que le col était praticable. J’ai coupé court à notre discussion et j’ai immédiatement enfourché mon vélo. J’ai atteint le sommet un peu après minuit, à 1 444 m. Il faisait alors 6 °C.
En quelques minutes, alors que je prenais des photos, la température a baissé jusqu’à 2 °C, le vent s’est levé et la neige a commencé à tomber. La route était glissante et j’ai dû descendre le col très lentement. À un peu plus de 1 100 m d’altitude, la neige s’est transformée en pluie. Sur les conseils des deux cyclistes italiens, j’ai trouvé refuge pour la nuit dans le garage d’une caserne abandonnée. J’étais désormais sur la North Slope, où ne pousse aucun arbre. Je me trouvais dans l’unique abri auquel j’aurais accès, d’ici Deadhorse.
À mon réveil, il faisait 1 °C. La vallée où je me trouvais était balayée par de forts vents et était désormais couverte d’une dizaine de centimètres de neige. Il demeurait hors de question que je renonce à mon objectif. J’ai passé la journée à lire dans ma tente. Je n’ai mangé qu’un repas, cette journée-là. Je devais rationner mes vivres afin de garantir le succès de mon aventure. En soirée, je me suis résolu à passer une seconde nuit dans mon abri. Mon sac de couchage d’une cote de température de 2 °C montrait ses limites, malgré la doublure dont je l’avais garni. Il me restait des vivres pour quatre jours. J’étais à 275 km de Deadhorse.
La suite dans la prochaine édition,
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Pour plus d’informations sur les routes du Nord-ouest américain, consultez www.themilepost.com.
[1] Le fleuve Yukon se jette également dans l’océan Pacifique, près du détroit de Béring.
[2] On trouve plusieurs vidéos montrant que la tente Hilleberg Akto peut résister à des vents de plus de 100 km/h, dont certains jusqu’à 130 et 140 km/h : bit.ly/2QDhYHu & bit.ly/2E9JydV
[3] Érosion d’une des approches du pont 339 de la route de la rivière Copper : bit.ly/2OkDST2
[4] À mon second départ de Vancouver, j’avais remplacé ma chaîne (675 km) et ma cassette (~3 000 km) pour une première fois. Je comptais les réinstaller à mon retour à Vancouver.
[5] Fairbanks est la dernière ville avant le début de la route, mais le mile 0 de la route se trouve en réalité 130 km plus au nord.
Cet article a d’abord été publié en février 2019 dans L’Heuristique, soit le journal étudiant de l’ÉTS. Il est reproduit sur ce blogue sur autorisation de l’auteur, en conformité avec Creative Commons [CC BY NC ND 4.0].